La comptabilité en triple capital au cœur de la transformation responsable des entreprises
La question de la pertinence du modèle comptable actuel, qui omet l’impact environnemental et sociétal de l’activité de l’entreprise dans son évaluation de la performance, se pose avec force. Imaginé en 1994 par Robert Gray, professeur de comptabilité et de finance britannique, le concept de triple comptabilité (économie, environnement, société) fait son chemin. Décryptage…
L’engouement pour les initiatives RSE ne faiblit pas malgré la crise
Le coût environnemental de l’activité économique est devenu une préoccupation majeure pour les entreprises, les associations et les collectivités. Au gré des campagnes de sensibilisation, mais aussi de l’arrivée des milléniaux dans les postes de décision, l’impact environnemental et sociétal de l’activité économique est passé d’un concept vague et abstrait à un facteur majeur de pérennité, faisant ainsi son incursion dans les tableaux de bord de pilotage stratégique, aux côtés des indicateurs de performance commerciale et financière.
L’engouement des entreprises pour les initiatives vertueuses en matière de RSE en période de crise illustre très bien cette prise de conscience. Selon Alan Fustec, Président fondateur de l’agence Lucie (labellisation RSE), partenaire Provigis, les politiques RSE des entreprises n’ont pas été mises en veille pendant la parenthèse pandémique et la crise actuelle.
« On constate même une accélération, contrairement à la crise financière de 2008 où la pause était très marquée », a-t-il notamment déclaré dans une interview accordée à B Smart TV. Et de poursuivre : « L’économie française dans sa globalité a un impact environnemental de trois planètes. Si tout le monde vivait comme les Français, on aurait besoin de ‘trois Terres’. Lorsque nous mettons en place des démarches RSE au sens classique du terme, nous passons à deux planètes… sauf qu’on n’en a qu’une. Il faut donc aller beaucoup plus loin ».
La comptabilité classique uni-dimensionnelle est-elle obsolète ?
Dans ce contexte, la question de la pertinence des systèmes comptables actuels semble légitime. En effet, la comptabilité appliquée aujourd’hui par toutes les organisations à travers le monde est uni-dimensionnelle, en ce sens qu’elle ne rend compte que de la réalité économique et financière de l’entreprise. Elle présente donc une image partielle (et partiale ?) de la réalité, et omet des informations décisives : l’activité de l’entreprise dégrade-t-elle le climat et le paysage ? Quel est son impact sur les ressources en eau de la région ? Engendre-t-elle une précarité sociale ?
La question de la pertinence de la comptabilité actuelle persiste même si l’on reste sur un prisme exclusivement économique. Prenons l’exemple suivant.
Une entreprise industrielle de production de boissons extrait de grandes quantités d’eau de la nappe phréatique locale pour fabriquer ses produits. Si l’entreprise n’inclut pas le coût environnemental de cette extraction d’eau dans ses états financiers, elle peut sembler très rentable. En réalité, l’extraction excessive d’eau peut épuiser les ressources hydriques, mettant ainsi en péril l’approvisionnement en eau non seulement de l’entreprise mais également des communautés locales qui en dépendent.
Si l’entreprise ne prend pas en compte l’impact de son activité sur la ressource hydrique dans ses états financiers, les investisseurs et les actionnaires peuvent être trompés sur sa santé financière et baser leurs décisions sur des données incomplètes.
L’entreprise peut en effet être confrontée à des risques graves comme l’augmentation des coûts de l’eau, un impact négatif sur son image à cause de l’utilisation excessive de ressources naturelles et même la perte de licences d’exploitation. La comptabilité actuelle, qui ne prend pas en compte les coûts environnementaux et sociaux, ne reflète donc pas la réalité de l’entreprise et ne permet pas de mesurer correctement les risques associés à ses activités. C’est ici que la triple comptabilité intervient.
Comprendre la triple comptabilité en 3 questions
#1 Qu’est-ce que la triple comptabilité ?
La triple comptabilité est un concept qui vise à élargir le champ d’évaluation des performances d’une entreprise, en y intégrant les dimensions sociales et environnementales en plus de la performance économique. Cette méthode repose sur une mesure de la valeur créée ou détruite par l’entreprise sur la société et l’environnement, à travers les trois piliers du développement durable : économique, social et environnemental.
Le postulat de départ est simple : la comptabilité « classique » tend vers l’obsolescence, dans la mesure où elle néglige ou ignore des variables clés de la performance de l’entreprise. En évoluant vers un nouveau paradigme comptable plus inclusif, les entreprises peuvent cocher quatre objectifs :
- L’évaluation de leur performance globale gagne en pertinence et en précision, permettant une prise de décision mieux éclairée. Elles peuvent ainsi doper leur compétitivité et verrouiller leur pérennité ;
- La triple comptabilité outille les entreprises pour s’aligner (ou dépasser) les attentes des parties prenantes en matière de transparence et de responsabilité (clients, actionnaires, investisseurs, fournisseurs, collaborateurs, candidats…) ;
- Elles pourront s’adapter plus facilement aux évolutions réglementaires en matière sociétale et environnementale ;
- Leur politique RSE devient plus rigoureuse et mieux chiffrée.
#2 La triple comptabilité dans la pratique : quelle méthodologie ?
Les entreprises qui souhaitent s’initier à la triple comptabilité peuvent compter sur un certain nombre de méthodologies plus ou moins éprouvées. Voici quelques pistes pour les décideurs qui souhaitent explorer le sujet :
- La méthode CARE, pour « Comptabilité Adaptée au Renouvellement de l’Environnement », a été développée en 2012 par Jacque Richard et Alexandre Rambaud, chercheurs associés à l’Université Paris – Dauphine ;
- Le LIFTS Account Model, qui prône une comptabilité multi-capitaux intégrée basée sur la théorie de l’économie du Donut développée par l’économiste Kate Raworth (2017) ;
- La méthode Thésaurus Triple Empreinte développée par Goodwill Management qui se base sur un nouveau compte de résultat (flux économiques, sociaux et environnementaux dont l’entreprise est à l’origine du point de vue de ses parties prenantes) et un nouveau bilan (capital naturel, capital sociétal, dettes du capital humain, etc.).
#3 La triple comptabilité, déjà une réalité dans les entreprises pionnières
Les entreprises les plus volontaristes en la matière réalisent déjà des déclarations de performance extra-financière, mais elles restent à un niveau d’indicateurs. « La triple comptabilité vise à financiariser cela », explique Alan Fustec.
Aujourd’hui, ce nouveau paradigme comptable est déjà mis en œuvre dans certaines grandes entreprises et organismes comme Colas, Pôle Emploi ou encore La Poste… mais aussi dans des ETI comme le groupe Hénaff et des TPE de moins de 10 salariés. A l’écriture de ces lignes, l’Autorité des Normes Comptables n’envisage pas de transition vers une triple comptabilité obligatoire. « Pour le reste, sa position est de s’appuyer sur les indicateurs extra-financiers », conclut Alan Fustec.