Retour sur l’obligation de vigilance : Que disent la loi et la jurisprudence ?
Depuis 2017, l’obligation de vigilance des entreprises donneuse d’ordre a été renforcée. En effet, la loi n°2017-399 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre a été promulguée le 27 mars 2017.
Ce texte vise à obliger les entreprises dont le diège social fixé est en france et ses filiales (contrôlées par une entreprise française) à mieux maîtriser les risques juridiques liés à la sous-traitance tels que le travail dissimulé ou les impacts négatifs sur l’environnement, la santé et la sécurité des personnes.
Il existe déjà un dispositif normatif applicable en France concernant la responsabilité sociétale des entreprises et cette loi est venue accentuer le rôle central des entreprises.
Un événement précis est à l’origine de la loi du 27 mars 2017. Ainsi, suite à l’effondrement de l’immeuble Rana Plaza au Bangladesh en 2013, plus de 1000 travailleurs engagés par des sous-traitants de vêtements ont trouvé la mort. Certains de ces sous-traitants étaient français.
Ce drame a mis en lumière l’ampleur des risques existant dans le cadre de la sous-traitance et a donné naissance à de nombreuses propositions de loi pour réglementer le recours à la sous-traitance.
Alors, que disent la loi et la jurisprudence sur l’obligation de vigilance des entreprises ? Le point dans cet article.
Le cadre juridique de l’obligation de vigilance
L’obligation de vigilance est une obligation ancienne puisqu’elle a été initialement créée par la loi du 31 décembre 1991 (loi n° 91-1383) dont l’objectif est de lutter contre le travail clandestin et l’organisation de l’entrée et du séjour irréguliers d’étrangers en France.
Cette loi contraint les entreprises donneuses d’ordre à être vigilantes quant à l’identité de leurs partenaires commerciaux en vérifiant l’identité et la régularité de leur situation juridique.
En effet, tout soupçon quant à l’identité ou au respect des obligations légales du cocontractant doit faire l’objet d’une alerte par l’entreprise donneuse d’ordre.
Dans ce sens l’article L8222-1 précise que “ Toute personne vérifie lors de la conclusion d’un contrat dont l’objet porte sur une obligation d’un montant minimum en vue de l’exécution d’un travail, de la fourniture d’une prestation de services ou de l’accomplissement d’un acte de commerce, et périodiquement jusqu’à la fin de l’exécution du contrat, que son cocontractant s’acquitte : des formalités mentionnées aux articles L. 8221-3 et L. 8221-5 (…) ».
Obligation de vigilance et solidarité financière : une jurisprudence sévère à l’égard des donneurs d’ordre
L’obligation de vigilance impose à l’entreprise donneuse d’ordre de mettre en place les mesures nécessaire pour vérifier que son cocontractant s’acquitte des formalités légales obligatoires telles que les déclarations sociales et fiscales, les déclarations d’activités, les déclarations des salariés travaillant pour lui ainsi que toutes les obligations légales afférentes à son activité (délivrance d’un bulletin de paie, déclarations des salaires et cotisations sociales etc).
Cette obligation de vigilance s’impose à la condition principale que le contrat conclu soit d’un montant minimum de 5 000 euros hors taxe.
En outre, l’entreprise donneuse d’ordre est tenue de procéder à ces vérifications tous les 6 mois jusqu’à la fin de l’exécution du contrat.
Concrètement, le donneur d’ordre demande à son cocontractant les documents suivants :
- l’attestation de vigilance URSSAF (attestation de fourniture de déclaration sociale et de paiement des cotisations et contributions de Sécurité Sociale) de moins de 6 mois, dont il faudra vérifier l’authenticité (n° d’authentification)
- l’extrait KBIS (ou carte d’identification auprès du répertoire des métiers ou document comportant certaines mentions ou récépissé du dépôt de déclaration auprès d’un CFE)
- la liste des salariés étrangers soumis à autorisation de travail
Si le cocontractant est étranger :
- un document mentionnant le n° de TVA intracommunautaire pour l’UE
- le certificat A1 pour les salariés de l’UE soumis au régime de sa législation nationale
- l’attestation URSSAF française pour les salariés hors UE.
(article L. 243-15 Code de la sécurité sociale, articles L. 8222-1 et D. 8222-5 Code du travail).
Si l’entreprise donneuse d’ordre manque à son obligation de vigilance, elle engage sa solidarité financière lorsque son cocontractant fait l’objet d’un procès verbal (PV) pour travail dissimulé (article L. 8222-2 Code du travail).
En d’autres termes, le donneur d’ordre peut être condamné solidairement à régler les impôts, taxes, cotisations de Sécurité sociale, rémunérations et autres charges du sous-traitant ; et, le cas échéant, rembourser les aides publiques perçues par le cocontractant.
La jurisprudence est très stricte à l’égard du donneur d’ordre car celui-ci dispose de peu de moyens pour se défendre si son sous-traitant fait l’objet d’un PV pour travail dissimulé.
La jurisprudence considère en effet qu’il n’est pas nécessaire que le donneur d’ordre soit informé officiellement par l’Urssaf de l’infraction de travail dissimulé commise par son cocontractant puisqu’il appartient au donneur d’ordre de mettre en œuvre sa vigilance pour le savoir, sous peine d'une mise en demeure.
Dans ce sens, un arrêt de la chambre civile de la Cour de cassation du 13 octobre 2011 (Cour de cassation chambre civile 2° 13 octobre 2011 pourvoi n ° 10-19386) précise que l’Urssaf n’est pas obligée de fournir au donneur d’ordre un PV constatant le travail dissimulé de son cocontractant.
De même, la Cour d’appel de Paris rappelle que l’absence d’un procès-verbal d’infraction au donneur d’ordre n’emporte pas la nullité de la procédure à l’encontre de ce dernier (Paris, Pôle 6 Chambre 12, 22 mars 2019, RG n° 16/07832).
La procédure de solidarité financière est donc peu indulgente envers les donneurs d’ordre qui doivent prendre toutes les précautions pour connaître la situation juridique de leur cocontractant.
L’état de la jurisprudence sur le devoir de vigilance depuis la loi du 27 mars 2017
La loi n°2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre vient dans le prolongement de la loi de 1991 sur l’obligation de vigilance. Elle précise les sociétés concernées par le devoir de vigilance et accentue la responsabilité des entreprises concernées.
Ce devoir de vigilance tend à prévenir, notamment, les risques d’atteinte à l’environnement liés à l’activité de ces sociétés, ainsi que celle de leurs filiales, sous-traitants ou fournisseurs (articles 225-102-4-1 et 225-102-5 Code de Commerce).
- Les entreprises visées par la loi du 27 mars 2017
La loi vise les sociétés mères* et les entreprises donneuses d’ordre* de grande taille dont la responsabilité peut être engagée en cas de manquement à leur devoir légal de vigilance. Plus précisément, il s’agit de :
- toute société dont le siège est en France et qui emploie dans l’entreprise ainsi que dans ses filiales directes et indirectes au moins 5 000 salariés ;
- toute société dont le siège est en France ou à l’étranger (et ayant des activités en France) qui emploie dans l’entreprise et dans ses filiales directes et indirectes au moins 10 000 salariés au total.
- Les précisions de la jurisprudence sur l’obligation du Plan de vigilance
Le texte impose par ailleurs la mise en place d’un Plan de vigilance par les entreprises donneuses d’ordre.
Qu’est-ce qu’un plan de vigilance ?
Ce Plan comporte des mesures de vigilance précises visant à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle, directement ou indirectement, ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, lorsque ces activités sont rattachées à cette relation(article L. 225-102-4 Code de commerce).
Le Plan doit ainsi comprendre à minima:
- Une cartographie des risques destinée à leur identification, leur analyse et leur hiérarchisation ;
- Des procédures d’évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs ;
- Des actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves ;
- Un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements ;
- Un dispositif de suivi des mesures mises en œuvre et d’évaluation de leur efficacité.
La jurisprudence apporte une précision bienvenue quant au périmètre d’application de ce Plan de vigilance.
Devoir de vigilance : quelles obligations pour les entreprises ?
En effet, la chambre commerciale de la Cour de cassation explique que le Plan de vigilance s’applique aux filiales ou aux sociétés contrôlées par la société mère (française ou étrangère).
Elle précise par ailleurs que le Plan s’applique également aux sous-traitants et fournisseurs français ou étrangers avec lesquels la société mère ou l’entreprise donneuse d’ordre est liée par “ une relation commerciale établie ”, c’est-à-dire une relation “ régulière, stable et significative ” (Cour de cassation, chambre commerciale, 6 septembre 2011, n° 10-30.679chambre commerciale, 6 septembre 2011, n° 10-30.679 ; Cour de cassation,Cour de cassation, chambre commerciale, 20 mars 2012, n° 10-26.220).
Dans un arrêt plus récent, (Affaire TOTAL n° 19/02833) le tribunal judiciaire de Nanterre à apporté une précision importante concernant l’étendue du rôle du Plan de vigilance de l’entreprise TOTAL.
Aussi, suite à une décision rendue par le Tribunal Judiciaire de Nanterre, le 30 janvier 2020, , le juge de la mise en état a considéré par une ordonnance du 11 février 2021, (n°20/00915°), que le Plan de vigilance mis en place par l’entreprise vise un intérêt dépassant le seul cadre de la gestion commerciale.
Autrement dit, le Plan de vigilance d’une entreprise de la taille de TOTAL vise à prévenir les risques liés à la sous-traitance et “ touche directement la Société en son ensemble ”.
En somme, l’affaire TOTAL met en lumière l’étendue des objectifs du Plan de vigilance qui ne se limite pas uniquement à la gestion de la société. Il dépasse des considérations purement commerciales pour servir l’intérêt général.
Quelles sont les sanctions ?
- Sur le défaut de mise en place du Plan de vigilance
Tout d’abord, l’entreprise peut être contrainte de rendre public son Plan de vigilance si elle ne l’a pas fait.
Si le défaut du Plan de vigilance ou sa mauvaise exécution cause un dommage, l’entreprise peut être condamnée à réparer le préjudice sur le fondement de la responsabilité délictuelle du Code civil ( articles 1240 et 1241 Code civil).
- Sur l’infraction de travail dissimulé
L’entreprise coupable de travail dissimulé s’expose à :
- 3 ans d’emprisonnement
- 45 000 euros d’amende (personne physique) ou 225 000€ d’amende (personne morale) (article L8224-1 Code du travail)
Textes de référence :
- Loi 31 décembre 1991 (loi n° 91-1383)
- Loi n°2017-399 du 27 mars 2017
- Paris, Pôle 6 Chambre 12, 22 mars 2019, RG n° 16/07832
- Affaire TOTAL n° 19/02833
- Cour de cassation, chambre commerciale, 6 septembre 2011, n° 10-30.679chambre commerciale, 6 septembre 2011, n° 10-30.679 ;
- Cour de cassation, chambre commerciale, 20 mars 2012, n° 10-26.220).
- Cour de cassation chambre civile 2° 13 octobre 2011 pourvoi n ° 10-19386
- articles 1240 et 1241 Code civil
- CSS art L. 243-15, code du travail
- articles L. 8222-1 et D. 8222-5 Code du travail
- article L. 8222-2 Code du travail
- article L8224-1 Code du travail
- article L. 225-102-4 Code de commerce
- articles 225-102-4-1 et 225-102-5 Code de Commerce
Entreprises-mères* : entreprises qui détiennent un pouvoir sur une ou plusieurs autres entreprises
Entreprises donneuses d’ordre* : entreprises qui commandent un travail ou une œuvre à une entreprise tierce, appelée sous-traitant.